[Cinéma] – De Léonor Serraille
Avec Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Kenzo Sambin
1h 56min / Drame
+ La chrysalide et le papillon – 1901/FR/2mn (court métrage précédant le film)
Synopsis et critique : Utopia
Après l’ébouriffant Jeune femme, Caméra d’or méritée à Cannes 2017, voici le deuxième long métrage de Léonor Serraille qui a valu à son impressionnante actrice principale le prix tout aussi mérité d’interprétation féminine aux Festivals des Arcs et de Stockholm. Il y a quelque chose d’universel et hors du temps dans ce beau personnage de femme pétillante et insoumise, qui peine à être mère, et dans le regard que portent sur elle ses enfants. Rose est à la fois libre et entravée par des principes puissants, forte de vouloir n’appartenir à personne – mais oublieuse du fait que sa progéniture ne lui appartient pas non plus totalement – et qui, à sa modeste manière, un jour se rebellera, moins docile. Mais Un petit frère n’est pas seulement un portrait de femme, c’est avant tout une chronique familiale, un voyage au long court, dépaysant, entre quelques murs.
Premières images impressionnistes, peut-être un ciel et ses nuages floutés. Images du passé ? On n’en saura pas plus. Quelques bruits de fond s’invitent discrètement sur la très belle bande son (Back to Africa !), prenante dès l’ouverture et essentielle tout au long du récit. Elle nous rive aux pulsations d’une vie, de trois vies. Celles de Rose, de Jean et d’Ernest : le petit frère du titre. L’occasion ou jamais de comprendre que les premières secondes d’un générique sont parfois essentielles, tout comme les silences le sont à la musique. Ces premières notes s’élèvent comme une ritournelle incontournable, un envol désirable pour fuir ce dont on ne parlera jamais et que Rose camoufle avec panache sous ses immuables principes d’un autre temps et son éternelle jovialité. Mais on a beau faire et beau dire, les enfants ont l’instinct des chats et devinent trop bien ce qu’on voudrait leur cacher.
L’action débute dans les années 80, quand le trio débarqué en banlieue francilienne se retrouve entassé pêle-mêle dans l’unique chambrette que peut leur prêter un genre de tante ou de cousine éloignée. L’intimité s’arrête là où commence le manque de place pour poser ses bagages, ses impédimentas. Cœur vaillant, Rose préfère s’en moquer, tout occupée à vouloir se construire une belle vie bien à elle et à ses deux garçons de 5 et 10 ans. On aimerait la caser dans les bras d’un nouveau mari au prénom impossible ? Elle fuira poliment, direction Rouen, préférant se fier à sa seule force de travail plutôt qu’à l’appui de bras virils, et s’appliquant à elle même ce qu’elle inculque à ses fils : « travailler pour réussir » ; et si on est triste, « on pleure à l’intérieur »… Deux grands principes que chacun intégrera à sa manière, Jean l’aîné en visant l’excellence, Ernest le cadet en buvant les paroles de ce grand frère comme celles d’un demi-dieu, un demi-père, idéal inaccessible. Et on se reconnaitra successivement dans ces 3 personnages, on retrouvera le souvenir de toutes ces éducations un brin bancales, faites de petits riens aléatoires, où l’on fait de son mieux en tant que parent tout en ayant l’impression d’avoir raté beaucoup.
Et la vie filera ainsi entre rencontres, espérances, déceptions, rires qui fusent, ruptures, réconciliations à fleur de peau. Mais le plus passionnant, c’est qu’à travers cette histoire particulière, on devine la marche de tout un peuple, celui universel des exilés, quelles que soient leurs racines. Plus que l’histoire d’un déracinement, c’est celle d’un enracinement profond et fragile, d’une mélancolie joyeuse, de toutes les mélancolies qui se transmettent parfois de génération en génération, sans qu’on n’y prenne garde, sans qu’on sache vraiment comment.
Et c’est la puissance d’une caméra subtile qui capture ce qu’on voit rarement au cinéma. Une manière quasi anthropologique et vibrante de filmer les êtres, leurs paroles, leurs tremblements intérieurs, comme un témoignage de notre temps.