Fermer les yeux

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[Cinéma] – VOST (ES) – De Victor Erice

Avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent
2h 49min / Drame

Synopsis et critique : Utopia

A-t-on jamais vu cela sur un écran de cinéma ? Fermer les yeux s’ouvre sur les captivantes premières bobines d’un film inachevé intitulé La Mirada del adios » (Le Regard de l’adieu), qui s’interrompt net sous nos yeux au bout d’une vingtaine de minutes. Et pour cause : son interprète, Julio Arenas, a soudainement disparu, en plein tournage. Pour les spectateurs que nous sommes, la frustration est grande tant ce début de film, sorte de prélude à une enquête romanesque, s’avérait passionnant et singulier. Elle n’est rien à côté de celle qu’a vécue son metteur en scène, Miguel Garay, qui perdit alors simultanément le film qu’il était en train de tourner et son ami le plus intime en la personne de son comédien. Personne n’a su ce qu’il s’était passé. Par défaut, la police a conclu à un accident, bien que le corps de Julio n’ait jamais été retrouvé. Vingt ans plus tard, Miguel est contacté par une chaîne de télévision qui souhaite consacrer une émission à cette disparition qui avait ému les esprits à l’époque. Réticent au départ, Miguel accepte finalement de se replonger dans le passé. Fermer les yeux nous raconte sa quête, son désir de comprendre, son besoin de rétablir la mémoire et la vie qu’il s’est bâti au creux de cette douloureuse absence.
Si cet exposé vous semble mal distinguer le vrai du faux, c’est que Victor Erice – l’auteur de Fermer les yeux – ordonne dès l’introduction plusieurs niveaux de réalité. Il n’en est jamais fait jeu, alors rétablissons les faits : Miguel Garay et Julio Arenas sont des personnages de fiction et Victor Erice n’a jamais perdu d’ami comédien au cours d’un tournage. Mais le trouble vient d’abord du fait que Victor Erice a réellement écrit il y a longtemps le scénario de La Mirada del adios et qu’il n’a effectivement jamais pu le tourner. Il faut ajouter à cela qu’Erice sait de quoi il parle quand il s’agit de disparition des plateaux de tournage : voilà trente ans qu’il n’avait pas réalisé de long métrage. Fermer les yeux est seulement son quatrième en 50 ans entièrement dédiés au cinéma, les trois précédents (L’Esprit de la ruche, Le Sud et Le Songe de la lumière) ayant suffi à l’élever au rang de réalisateur culte. Enfin, la sensation d’étrangeté est poussée à son paroxysme si l’on précise que La Mirada del adios raconte l’histoire d’un vieillard qui embauche un homme pour retrouver sa fille qu’il veut voir une dernière fois avant de mourir, et dont il n’a plus de nouvelles depuis qu’elle est partie vivre à Shanghai avec sa mère. Le détective en question, c’est Julio Arenas, et il disparaît dans le film précisément au moment où il accepte cette tâche qui le précipite à l’autre bout du monde, sur les traces du passé d’un autre. Comme si l’acteur avait tout à coup fait exploser le cadre de la fiction en prenant sa mission au pied de la lettre.

Qu’a-t-il bien pu se passer ? Et qu’est-ce qui pousse un être, en apparence tout ce qu’il y a de plus équilibré, à soudainement sortir du chemin ? Tout le film en est l’étude et explore avec une infinie délicatesse la fragilité des destinées humaines. Délaissant rapidement l’enquête télévisuelle, Miguel Garay lâche Madrid pour l’Andalousie et cherche les réponses auprès des proches : par l’entremise d’une femme que Julio et lui ont jadis tout deux aimée, avec l’amitié sans faille de Max, alors monteur sur le film inachevé, et surtout grâce à la fille de Julio Arenas, interprétée par l’émouvante Ana Torrent (la fillette de L’Esprit de la ruche – et de Cria cuervos de Saura). La mise en scène de Victor Erice témoigne d’une maîtrise sereine : sa virtuosité discrète lui confère l’assurance du trait et une confiance absolue dans les procédés narratifs les plus sobres. Fermer les yeux est un film sur le pouvoir suprême de la mémoire, sur les ramifications qu’elle produit en nous et sur sa capacité à nous réconcilier avec qui nous sommes. Dans ce processus, les images jouent un rôle de tout premier ordre. À 83 ans, Victor Erice est bien le premier cinéaste à nous intimer de fermer les yeux au cinéma, pour comprendre que ces images sont là, en nous. Le film en fait constamment le pari jusqu’à son point final, où tout converge : une expérience magique de cinéma comme il nous en est rarement donné de voir et, surtout, de ressentir.

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