VF – De Pedro Almodóvar
Avec Tilda Swinton, Julianne Moore, John Turturro
8 janvier 2025 en salle | 1h 47min | Comédie, Comédie dramatique, Drame
Synopsis et critique : Utopia
Certains très grands auteurs – ceux que la maturité met à l’abri d’avoir à démontrer quoi que ce soit – éprouvent parfois le besoin de faire un détour. Cela peut prendre la forme d’un ailleurs radical, d’une plongée intimiste ou d’une exploration stylistique. Le résultat donne très souvent des œuvres à l’éclat singulier, où tout l’univers du créateur se trouve à la fois condensé et enrichi par une inspiration renouvelée. Le nouveau film d’Almodóvar est incontestablement de ceux-là et, comme son titre l’indique, il pourrait bien être ce qu’on appellera, par analogie musicale, son film de chambre. Car Pedro Almodóvar, cinéaste de l’abondance par excellence, compose ici avec une formation extrêmement réduite. Une situation unique, une poignée de lieux et, plus que tout, deux comédiennes magistrales, Julianne Moore et Tilda Swinton, pour servir et interpréter une partition d’une finesse hors du commun : les retrouvailles de deux amies de longue date, dont l’une est souffrante et que l’autre se consacre à accompagner dans la maladie. Il fallait sans doute au cinéaste beaucoup de retenue pour arriver au plus près des thèmes névralgiques de la disparition, du souvenir, des traumas du passé, de la mort : autant d’obsessions qui parcourent tous ses films et qui se trouvent ici résumées avec grâce et élégance. Avec son autofiction Douleur et gloire, Almodóvar nous avait récemment ouvert la porte d’une intériorité tourmentée. La Chambre d’à côté fait encore un pas de plus vers l’exploration des sentiments intimes les plus enfouis.
À l’occasion d’une séance de dédicace de son dernier roman dans une librairie new-yorkaise, Ingrid (Julianne Moore) apprend par une connaissance commune que son ancienne amie Martha (Tilda Swinton) est atteinte d’un grave cancer. « Tu as livré tant de batailles ! », lance-t-elle aussitôt rendue à l’hôpital au chevet de son amie, ancienne reporter de guerre. Martha coupe court : celle-là sera la dernière. D’emblée, la mise en scène frappe par son extrême sophistication : accords parfaits des coloris de chaque costume aux décors, vue imprenable sur la skyline enneigée depuis la chambre d’hôpital. Almodóvar déploierait-il un éventail de faussetés pour mettre la gravité à distance ? En surface seulement : on sait depuis longtemps que chez lui tout se révèle dans l’artifice. En face à face, les deux femmes évoquent leur passé commun, les nuits d’ivresse new-yorkaises, l’amant fougueux qu’elles connurent successivement. Et les blessures aussi : la fille que Martha eut trop jeune pour savoir l’aimer et qu’elle désespère de ne pas avoir auprès d’elle aujourd’hui.
Diminuée par la maladie, Martha ose formuler une ultime demande : qu’Ingrid accepte de l’accompagner dans une villa à la campagne et qu’elle occupe la chambre d’à côté le jour où elle décidera de se donner paisiblement la mort. Le film aurait pu virer au pensum psycho-social sur le suicide assisté. Au contraire, Almodóvar fonce dans l’artifice avec une maestria étourdissante, cite instamment Les Morts de James Joyce et son adaptation splendide par John Huston (Gens de Dublin), trace ses perspectives à la manière d’Edward Hopper, convoque les mélos de Douglas Sirk et de Léo McCarey. Couleurs, espaces, lumières : dans la villa toute de verre choisie par Martha, la perfection du style d’Almodóvar hisse littéralement le récit à un autre niveau de réalité. Et donc à un autre niveau de conscience. Celui où les pouvoirs de l’art et de la représentation rendent la vie plus intense, si ce n’est plus acceptable. Où les fantômes du passé habitent les reflets de notre quotidien. Et où, à travers l’amitié indéfectible de deux femmes, presque plus rien ne sépare les vivants et les morts.