La bête

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De Bertrand Bonello

Avec Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda
2h 26min | Drame, Romance, Science Fiction

Synopsis et critique : Utopia

On ne reprochera certainement pas à Bertrand Bonello de ne pas oser prendre de risques. La Bête est un film incroyablement audacieux, presqu’intrépide, duquel se dégage une étrange force d’attraction. On en sort fasciné, possiblement déconcerté, avec la sensation d’avoir traversé un rêve bizarre recelant de nombreux mystères et l’intuition de tenir là une œuvre d’une densité qui la rendra parfaitement réfractaire aux effets du temps. Et, précisément, tout est ici question de temps. Bertrand Bonello adapte librement le court roman La Bête dans la jungle d’Henry James, qui narre la vie d’un homme paralysé en amour par sa conviction que quelque chose, « telle une bête fauve tapie dans la jungle », est constamment sur le point d’arriver. Bonello transpose le récit en trois époques – 1910, 2014, 2044 – en imaginant une relation amoureuse inaccomplie entre deux êtres, Gabrielle et Louis, à travers les âges. Ici, c’est le personnage féminin qui part explorer ses vies antérieures, pianiste de renom à la Belle Époque et mannequin au début du 20e siècle, en quête de sa blessure amoureuse originelle. Le film se déploie alors tel un puzzle temporel complexe, offrant un terrain de jeu idéal à la mise en scène virtuose de Bertrand Bonello, tout aussi à l’aise dans la reconstitution d’époque sophistiquée (L’Apollonide, Saint Laurent) que dans les représentations ultra-contemporaines (Nocturama, Coma…). Mais par-dessus tout, le film subjugue par l’interprète à laquelle il semble entièrement dévoué : Léa Seydoux, dont l’incarnation prodigieuse et magnétique inonde chaque plan, capable des métamorphoses les plus impensables pour nous offrir une plongée dans le vertige des passions à travers le temps.

2044. Gabrielle est une femme qui envisage de subir une nouvelle procédure pour « purifier son ADN » et congédier son malheur. L’ère est sous l’emprise des intelligences artificielles qui ont détecté chez elle une instabilité émotionnelle entravant ses relations et son avenir professionnel. Le remède consiste à replonger dans son passé inconscient pour se libérer de traumatismes anciens. Libre de prendre la décision, Gabrielle rencontre un jeune homme prénommé Louis, à qui elle confie ses hésitations quant aux bienfaits de cette thérapie. 2014. Gabrielle est jeune mannequin à Los Angeles et passe des castings sur fonds verts. Elle occupe une maison luxueuse des hauteurs de la ville en l’absence de ses propriétaires. Elle croise la route de Louis, alors jeune trentenaire névrosé, répandant sur son blog son mépris des femmes qui ne lui ont jamais accordé l’attention qu’il estime mériter. 1910. Paris, à la veille de la grande crue de la Seine. Gabrielle est une pianiste appréciée des salons aristocratiques où elle croise Louis, un gentleman anglais qui se rappelle à son souvenir. Ils se sont connus quelques années auparavant. Elle lui avait confié un important secret et feint aujourd’hui d’avoir oublié. La séduction opère mais Gabrielle est mariée à un brillant entrepreneur et se refuse pour l’instant à l’amour de ce bel admirateur…

En enchâssant sans cesse les différentes temporalités, Bertrand Bonello tisse un étrange mélodrame, entre proche anticipation et romance historique, et mène une réflexion profonde sur la place que nous réservons à nos propres affects dans une société plus que jamais placée sous le signe du contrôle. Le film porte en lui le malaise d’un monde de plus en plus fonctionnel, progressivement déshumanisé, bientôt hermétique aux émotions et à la singularité. Les sauts dans le temps sont l’occasion pour Bonello de faire référence à de multiples esthétiques (Lynch, Carax…) et de tenter différentes expérimentations visuelles avant-gardistes. Qu’importe si tout n’est pas réussi : le souffle est là. Et avec, la démonstration que le cinéma demeure le médium par excellence où s’exprime ce que le monde moderne nous refuse : l’excitation, la surprise, la peur et le charme. En un mot, un endroit où projeter nos passions.

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