[Cinéma] – De Jean-Marc Peyrefitte
Avec Jacques Gamblin, André Dussollier, Christian Hecq
1h 38min / Comédie, Historique
Synopsis et critique : Utopia
« La vie m’a appris qu’il y a deux choses dont on peut très bien se passer : la présidence de la République et la prostate. » Georges Clemenceau
Le grand mérite des biopics et autres films historiques (de certains tout du moins) est de (re)mettre en lumière des personnages qui sont passés à côté de la célébrité, voire de les réhabiliter alors que l’Histoire et la mémoire populaire les ont oubliés et même parfois injustement dénigrés.
Qui parmi nous a une vague idée de qui était réellement Paul Deschanel ? Pour l’immense majorité des Français, c’est un parfait inconnu, pour une petite minorité il est probablement l’éphémère président des années 1920 tombé d’un train en marche en pleine nuit dans un moment d’égarement, livré à son triste sort en pyjama, au milieu de nulle part. Le réalisateur Jean-Marc Peyreffite a décidé de montrer le vrai visage de cet homme politique beaucoup plus passionnant et visionnaire que les images d’Epinal autour de sa neurasthénie – images largement amplifiées par ses ennemis – ont bien voulu le dire.
Le film s’articule autour de la rivalité qui va naître, au lendemain de la guerre de 1914-1918, entre Deschanel, député modeste et discret de l’Eure et Loir, et Georges Clémenceau, « Le Tigre » comme l’a immortalisé la légende (d’où le nom des fameuses brigades qui ont inspiré un bon vieux feuilleton de notre bonne vieille télévision française), ou encore le « Père la Victoire », (avant qu’il ne devienne le « Perd la Victoire » sous la plume des caricaturistes).
Au début des années 20, alors que le vainqueur de Verdun pense gagner la présidentielle haut la main, c’est contre toute attente ce fichu Paul Deschanel qui emporte l’adhésion et les votes des députés et sénateurs (sous la IIIe République, c’est le Parlement qui élit le Président) grâce à un discours tout à l’opposé de celui de Clémenceau. Alors que Le Tigre, qui vient de conclure le Traité de Versailles, veut à tout prix venger la France et humilier l’Allemagne, Deschanel prône une paix durable et respectueuse des vaincus afin que ne germent pas le ressentiment et la soif de revanche. Par ailleurs, face à l’ancien ami de Louise Michel devenu fieffé conservateur, il prône une France de la paix et de la reconstruction à travers un programme social réformiste intermédiaire entre le communisme et le capitalisme, qui prévoit des avancées sociétales majeures comme le vote des femmes, l’abolition de la peine de mort et même une ébauche de revenu universel ! Malheureusement une anxiété maladive le paralyse trop souvent – aggravée par un traitement au Véronal, barbiturique puissant qui sera interdit par la suite – et conduira à l’épisode fâcheux de la chute du train, qui verra le président désorienté se réfugier pendant quelques jours dans la famille d’un garde-barrière…
Le film vaut pour la description minutieuse des rouages rouillés de la IIIe République et de ses immobilismes, impossibles à dépasser pour un idéaliste comme Deschanel, sans doute en avance sur son temps. On voit parfaitement ce monde feutré, résolument et absolument masculin, où les hommes politiques partagent leur vie entre la fraternité des pairs et le bordel…
Mais le film est aussi l’occasion de joutes grandioses entre deux acteurs remarquables : André Dussolier porte à merveille la moustache tombante de Clémenceau (il n’y a guère, c’était celle, bien droite et drue, de Staline…), et distille à la perfection les petits mots assassins du Tigre, tandis que Jacques Gamblin livre une composition magnifique, restituant toutes les subtilités de ce personnage étonnant que fut Deschanel, entre intelligence politique visionnaire et angoisses inextinguibles.