L’enlèvement

Chargement Évènements

VOST (IT) – De Marco Bellocchio

Avec Paolo Pierobon, Enea Sala, Leonardo Maltese
2h 14min / Drame

Synopsis et critique : Utopia

Leçon d’Histoire, leçon d’humanité – et au passage, leçon de cinéma : on pourrait presque s’en tenir là et vous dire : bon sang ! Venez-y les yeux fermés, la cuvée Bellocchio 2023 est un grand, un très grand cru. Beau comme un opéra, impressionnant par l’ampleur du projet et de la mise en scène : écrit, composé comme une grande fresque mélodramatique baroque, mis en scène dans un magnifique clair-obscur et rythmé par une musique ébouriffante, L’Enlèvement tient la gageure d’être à la fois ample, fluide, bouleversant et de bout en bout passionnant.

1858, le xxe siècle approche à grands pas et on pourrait dire que ça va de mal en Pie pour le Saint-Siège. Côté « pouvoir temporel », le Printemps des peuples qui balaie l’Europe depuis dix ans n’a pas épargné la péninsule italienne, laquelle, morcelée en États, duchés, de la Lombardie à la Sicile, se rêve unie – et pourquoi pas républicaine. Les États Pontificaux n’ont été maintenus sous l’autorité du Pape que grâce à la protection de Napoléon III. La Seconde guerre d’indépendance italienne, qui posera les bases du royaume d’Italie, est prête à s’engager : Rome n’en mène pas large.
Côté « spirituel », ce n’est pas plus jojo. La révolution industrielle entraine inéluctablement celle des mœurs. Avec l’apparition d’une classe ouvrière déracinée et la redéfinition des rapports sociaux, se répandent des courants de pensée modernes, rationnels, matérialistes, pour tout dire assez peu catholiques. Par contrecoup, sous la férule réactionnaire du Pape-roi Giovanni Maria Mastai Ferretti, élu sous le nom de Pie IX, la doctrine de l’Église se radicalise méchamment. Entre autres conséquences, les quelques droits précédemment concédés aux fidèles des autres religions, principalement les Juifs, sont singulièrement réduits.

C’est dans ce contexte un brin tendu que commence l’affaire Mortara : le 23 juin 1858, le petit Edgardo Mortara, sixième rejeton d’une famille de confession juive de huit enfants, est nuitamment arraché à sa famille par la police pontificale de Bologne, sur ordre du Père Inquisiteur (oui, il y a encore ce genre de fonction dans l’Église italienne à la toute fin du 19e siècle). Car Edgardo, du haut de ses 6 ans, ne le sait pas, ses parents ne le savent pas davantage, personne ne le sait sauf le Grand Inquisiteur (et la personne charitable, bien intentionnée, qui l’en a informé) : le gamin a été dans son jeune âge secrètement baptisé à l’insu de sa famille. Ainsi christianisé, Edgardo ne peut rester vivre avec ses parents, au risque d’y laisser son âme, en grand danger d’apostasie (on voit que l’affaire est grave). La loi pontificale est très claire – et c’est le devoir de l’Église que de sauver ses enfants, au besoin malgré eux. Edgardo est donc illico transféré à Rome, pour y être élevé en bon chrétien, sous le regard sévère mais juste – et même bienveillant – de Pie IX. Dès lors, ses parents remuent ciel et terre pour récupérer leur enfant, alertent la presse, les communautés juives du monde entier pour tenter d’infléchir la décision du Souverain pontife, provoquant un tollé international – en vain.

Le film mêle étroitement la narration de l’enlèvement et de la rééducation idéologique du point de vue d’Edgardo, le calvaire abominable de ses parents qui, de Bologne à Rome, n’ont de cesse d’obtenir la libération de l’enfant qui leur a été arraché, et la grande Histoire italienne, concentrée dans la figure de Pie IX, pape aussi raide et intransigeant dans ses dogmes (c’est à lui qu’on doit celui de l’Immaculée Conception, ainsi que le principe de l’Infaillibilité pontificale) que dépassé par les bouleversements qui agitent le monde autour de lui – chaque décision l’isolant chaque jour davantage.
Devant la caméra de Bellocchio, le destin du petit, puis du jeune Edgardo – son lavage de cerveau, sa lente reconstruction, son combat intérieur, son identité à jamais perdue – sonne comme une condamnation sans appel, sinon de toute religion, du moins de l’accaparement de l’humain par l’intégrisme religieux.

Il semble que l’évolution de la doctrine de l’Église depuis Vatican II nous met à l’abri d’une nouvelle « affaire Mortara ». Néanmoins, si le Vatican a fini par reconnaître du bout des lèvres les torts causés au jeune Edgardo, il n’a jamais été question de présenter des excuses.

Aller en haut