VOST (EN) – De Brady Corbet
Avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce
12 février 2025 en salle | 3h 34min | Drame
Synopsis et critique : Utopia
De ce troisième film de Brady Corbet, le premier à trouver une distribution en France, il sera impossible d’oublier certaines scènes prenantes, choc, grandioses, prises par l’urgence de se faire une légitimité, comme le sont ses protagonistes, dans un monde tumultueux, une Amérique impitoyable… Derrière les principaux personnages, on en devine tant d’autres, tant de vies pleines de retrouvailles, d’impossibles retrouvailles, et donc d’arrachements. Arrachement à une patrie pour commencer. Et il serait presque inutile de raconter laquelle, tant tous les exils se ressemblent. Les premières images de ce film fleuve, dont l’action s’étend sur près de trente ans, ne sont pas didactiques, elles donnent juste à ressentir, nous plongent dans un état immersif. C’est déjà beaucoup. C’est même tout ! C’est assez vertigineux et cela justifie d’emblée le Prix de la mise en scène remporté au Festival de Venise. En quelques plans, sans rien savoir des personnages, on est projeté dans toutes les formes qui les hantent, emprisonnent leurs regards, leurs pensées. Survivre coûte que coûte, tout d’abord. Retrouver ceux qu’ils ont perdu. Fi de la dignité de façade, que tous semblent avoir abandonnée avec leur ancienne vie, ses rêves lapidés. Et pour le crier, plus que des mots, l’œil de la caméra, son urgence qui se fraie un passage dans ce monde qui bouscule, sans certitudes hormis la verticalité froide et immuable des buildings. Cela passe vite comme un odieux cauchemar bourré d’ellipses mais dont on comprend l’essentiel. En creux est brossé le portrait monumental d’une époque qui débute en 1947, après la Seconde Guerre mondiale et ses atrocités.
Après une traversée dans la noirceur poisseuse et impitoyable de l’océan, au bout du tunnel, le flambeau d’une Statue qui porte au bout de son bras levé le rêve américain… Liberty Island. Puis la lumière, d’abord un peu fade, d’une petite ville américaine, mais chaleureuse dans les bras d’un cousin exilé, Attila. László (il n’est d’abord qu’un prénom) est éperdu de gratitude pour cet accueil en terre inconnue, prêt à tout pour s’y faire une place, aussi modeste soit-elle. Prêt à tout aussi pour faire venir auprès de lui sa femme Erzsébet dont il apprend qu’elle est vivante, mais encore coincée quelque part en Europe.
Bientôt voilà notre homme en train de concevoir des meubles design qui tranchent avec le mauvais goût désuet du showroom d’Attila et de son épouse. Un travail tellement en dessous de ses compétences, tellement sous-payé ! Puis la désillusion quand tous ses efforts pour remercier cette partie de la famille « bien intégrée » seront trahis, quand ses espoirs seront ruinés de voir resurgir son nom accolé à son prénom : László Thot, jadis architecte encensé dans son pays, la Hongrie, avant la vague nazie. De personne reconnue, le voilà au charbon au sens propre comme au figuré, crève-la-faim parmi les crève-la-faim, sans même espérer de quelconques miracles… qui pourtant se produiront. Notamment la rencontre intellectuellement stimulante avec un dangereux milliardaire qui lui ouvrira d’autres horizons.
Progressivement l’architecture, tant celle du film que celle qui est la passion de László Thot (excellemment interprété par Adrien Brody), prend sa place, ne lâche plus rien, obsessionnelle. Et tout ce qui sera construit raisonnera comme une reconstruction, grandiloquente, presque déraisonnable jusqu’à y projeter ou y perdre une part de son âme…
Le film est très fort, impressionnant, long mais sans longueurs – hormis peut-être celle d’un épilogue un brin superfétatoire, mais qui n’enlève rien à notre sensation d’avoir été embarqué, transporté d’un bout à l’autre par un film hors du commun.