“Nothing to Hide” : pourquoi ce docu sur la surveillance de masse nous concerne-t-il tous ? (Les Inrocks)
Grâce à la collecte de nos données numériques, les agences de renseignement disposent aujourd’hui d’un accès quasi-total à notre intimité. Sorti cette semaine, « Nothing to Hide » propose, en évitant l’écueil de la paranoïa, une prise de conscience des enjeux de la surveillance de masse et des moyens dont chacun dispose pour s’y soustraire.
Il était une fois internet. Le capitalisme pensa en tirer profit en proposant des contenus payants mais il s’avéra bien vite que les utilisateurs voyaient d’abord internet comme un espace de gratuité. Alors le capitalisme eut l’idée d’une surveillance invisible qui collecterait les données générées par les utilisateurs pour ensuite les vendre à des entreprises et des gouvernements. La surveillance de masse est née. L’observation de ce péché originel d’internet débouche sur une question avec laquelle ce passionnant documentaire ne cesse de tisser son propos : pourquoi m’inquièterais-je de la surveillance de masse puisque je n’ai rien à cacher?
Alternant entretiens avec des spécialistes de la surveillance, des exemples concrets et une étude de cas, Nothing to Hide de Marc Meillassoux illustre le trajet d’une prise de conscience des dangers de la surveillance et pose avec intelligence et tempérance la question de l’intimité et de la capacité à se rebeller à l’intérieur d’une société qui dispose d’outils dignes d’un régime totalitaire.
Au fil de nos recherches, de nos conversations et de nos déplacements, le documentaire montre que nos téléphones portables et nos ordinateurs sont devenus les réceptacles d’informations qui permettent de connaître notre mode de vie, nos idées politiques, nos croyances, nos intérêts, notre vie social et nos pratiques sexuelles.
La possession de telles données recueillies massivement et revendues par notamment Facebook et Google permet déjà à des entreprises de nous proposer un contenu publicitaire ciblé et à l’Etat de contrôler la population. Mais d’autres pratiques pourraient voir le jour dans les prochaines années ; les compagnies d’assurance devraient nous proposer des prestations en rapport avec notre hygiène de vie, les banques, des prêts en fonction de la notation financière que nous aura octroyée Facebook et notre potentiel employeur pourrait même nous évaluer à partir de l’analyse des données qu’il aura en sa possession. Toutefois et sans tomber dans la paranoïa, il existe des outils qui permettent de réduire nos traces sur internet, comme l’évoque Marc Meillassoux dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Comment est né le désir de faire un documentaire sur la surveillance de masse ?
Marc Meillassoux – A la base, je suis plutôt journaliste spécialisé en économie, et j’écrivais sur l’économie du digital. J’ai rencontré Mihaela Gladovic, avec qui j’ai lancé le projet du film, et nous avons tous deux commencé à aller à des conférences sur la gestion des données privées et à des Cryptoparties. Les Cryptoparties sont des réunions libres et gratuites où les gens viennent avec leur téléphone portable et leur ordinateur et apprennent à protéger leurs données eux-mêmes. Et puis cela faisait longtemps que je m’intéressais aux théoriciens du panoptique (procédé à la base utilisé dans l’architecture carcérale qui consiste à construire un point de vue où il est possible de tout voir de l’intérieur – ndlr) comme Bentham et Foucault et aux écrits de Deleuze sur les sociétés de contrôle. Au moment des révélations Snowden, je me sentais incapable de réagir en raison de mon niveau en informatique. Mais après avoir comblé notre retard en fréquentant les Cryptoparties et la scène hacktiviste de Berlin, nous avons décidé de nous lancer dans ce documentaire.
Le film montre que l’état d’urgence et la surveillance de masse sont aussi bien utilisés pour lutter contre le terrorisme que contre le militantisme écologique et politique. Penses-tu qu’un tel climat de contrôle de la population arrange les gouvernements ?
C’est une question compliquée car il y a toujours le risque de verser dans la paranoïa et le complotisme. Cela fait six fois que l’état d’urgence est prolongé et ça pourrait durer car le gouvernement le renouvelle aussi pour se couvrir devant l’opinion en cas de nouvel attentat. Ce qui est sûr, c’est que l’état d’urgence donne des outils sans précédent pour contrôler et neutraliser toutes sortes d’activistes. Durant la COP 21, on a ainsi vu que les services de renseignements français utilisaient ces outils pour dresser des profils de militants qui n‘avaient jamais rien fait d’illégal mais qui, pour reprendre le terme de leur « note blanche » : « représentent une menace pour les institutions de l’Etat ». C’est le cas montré dans le film où Joël Domenjoud a fait l’objet d’une surveillance physique et numérique et a été assigné à résidence simplement pour avoir participé à des manifestations de militants écolo.
Penses-tu désormais être l’objet d’une surveillance particulière du fait de ce documentaire ?
Nous sommes potentiellement tous surveillés. Snowden a dévoilé que la NSA fonctionnait selon un système à deux cercles. Si un individu se retrouve en contact avec un individu déjà surveillé, il se retrouvera automatiquement surveillé, tout comme tous ses propres contacts. Ce qui veut dire que, si je suis surveillé, tu l’es automatiquement ainsi que toutes les personnes avec qui tu communiques. C’est inquiétant, surtout quand on sait qu’avec les réseaux sociaux, nous ne sommes plus qu’à cinq poignées de main de n’importe qui dans le monde.
Y a-t-il un pays où la surveillance de masse est moins pratiquée ?
Pas vraiment, à part l’Islande et deux ou trois autres pays, tous pratiquent la surveillance de masse. Les Etats-Unis allouent un budget énorme à la surveillance mais les services secrets français sont aussi très réputés en la matière, tout comme les services secrets allemands, russes ou turcs. Il y a des scandales dans pratiquement tous les pays, qu’ils viennent d’agences de renseignement privées ou publics. Au moment du Printemps arabe, une société française avait par exemple été mise en cause pour avoir vendu des informations au régime syrien. Comme le dit William Binney, ex-directeur technique de la NSA, « nous avons propagé un cancer à travers le monde ».
On pourrait déjouer cette surveillance en n’ayant pas de téléphone portable et en refusant de s’identifier devant un ordinateur mais le documentaire montre qu’il existe d’autres moyens moins radicaux.
Oui, je travaille d’ailleurs actuellement sur un second documentaire qui s’intéresse aux différentes formes de disparitions numériques. Même s’il est très difficile de se protéger contre la NSA, on peut assez facilement effacer certaines traces vis-à-vis de la surveillance privée, comme celle exercée par Google, en utilisant des moteurs de recherche comme DuckDuckGo ou le navigateur anonyme Tor, en utilisant des logiciels libres comme Linux ou en utilisant une messagerie instantanée comme Signal. Il y a différents niveaux de protection et il n’est pas nécessaire d’aller au stade le plus extrême pour avoir une utilisation d’internet qui soit satisfaisante. Pour estimer les traces que chacun laisse derrière soi sur internet, il existe par ailleurs un site qui s’appelle Myshadow.org. J’essaie personnellement de ne pas prendre ça comme une paranoïa mais plutôt comme une forme de jeu, de challenge : comment laisser le moins de trace possible.
Le documentaire passe actuellement en salle au Saint-André-des-Arts à Paris puis ailleurs en France et il sera disponible gratuitement en ligne au début du mois prochain. Cette gratuité s’inscrit-elle dans la démarche de la culture libre pensée par Aaron Swartz ?
Oui, Aaron Swartz a mis au point, entre autres, les licences Creative Commons (ndlr. licences plus libres de droits que la licence copyright classique) sous lesquelles nous allons mettre le film début octobre. Avec Mihaela Gladovic, nous avons pris cette décision notamment après avoir côtoyé des gens du logiciel libre ou des hackers qui adhérait à cette philosophie du bien commun et de la connaissance gratuite pour tous. »
Propos recueillis par Bruno Deruisseau.
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